Fin janvier 2020, nous avons rencontré Mehdi Ameziane et Pierre-Yves Belfils, respectivement bibliothécaire et responsable des publications périodiques et numériques au musée. Ces deux passionnés de bande dessinée ont eu la charge de repenser la politique documentaire dans l’optique de l’année 2020 dédiée au 9e Art. L’occasion de faire le point.
BD2020
Entretien avec Mehdi Ameziane et Pierre-Yves Belfils
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De quelle manière le musée du quai Branly aspire-t-il mettre à l'honneur la bande dessinée ?
Pierre-Yves Belfils : À l’annonce à l’été 2019 de l’Année de la BD en 2020 par le ministère de la Culture, nous avons été missionnés en interne pour réaliser un audit de la collection de bandes dessinées conservées au musée.
Mehdi Ameziane : Nous avons très vite réalisé que la collection ne comptait que très peu de bandes dessinées réalisées par les pays représentés au musée. En Asie, nous avions évidemment beaucoup de mangas, mais rien en provenance du Sud-Est du continent. Or les Philippines par exemple sont un très grand producteur de BD depuis les années 1930. Nous n’avions qu’un seul livre de ce pays – Elmer de Gerry Alanguilan – très peu d’ouvrages d’Afrique, nous n’avions rien d’Océanie.
D’où l’objectif de doubler notre fonds initial (800 œuvres) en acquérant uniquement des bandes dessinées d’auteurs extra-européens. 400 titres ont déjà été acquis.
Comment avez-vous travaillé à ce nouveau fonds ?
M.A. : Il a fallu repenser toute la partie de la politique documentaire de la médiathèque sur la bande dessinée. Il s’agit d’un texte qui oriente les critères d’achat et d’acquisition des ouvrages, écrit lors de la création de la médiathèque. Notre politique documentaire est, de fait, très axée sur l’anthropologie, l’ethnologie et l’histoire des arts non-occidentaux. Les domaines d’achat y sont classés par ordre d’importance, la bande dessinée y figurait tout en bas. Nous l’avons donc réécrite en fonction de cette recentralisation sur la bande dessinée non-européenne, en dégageant six axes et périmètres d’acquisition allant de la BD autochtone aux comics studies.
Avez-vous fait des découvertes étonnantes dans vos recherches ?
M.A. : Je me suis rendu compte qu’une grande partie des dessinateurs que j’aimais le plus étant adolescent – j’étais fondu de BD d’horreur – étaient philippins ! Je suis alors revenu un peu en arrière, et ai découvert la grande qualité de la BD philippine dans les années 1960, des comics supérieurs niveau dessin à ce que faisaient les Américains à l’époque. C’est d’ailleurs une grande source de fierté pour les Philippins : produire une BD supérieure à celle qui les avait influencés.
P-Y.B. : De mon côté, ça a été la constatation flagrante que la République Démocratique du Congo (RDC), de par son passé, a été LE foyer de la BD africaine. Une bande dessinée tellement européanisée par l’influence d’Hergé qu’elle prend nécessairement des accents belges, mais qui s’est rapidement répandue partout. Comme l’a dit Mehdi, l’explosion de la BD est allée très vite : au Bénin, au Sénégal, etc. Aujourd’hui, les auteurs de RDC sont installés en Europe et font de la BD quasi européenne (à l’instar de Barly Baruti) ; d’autres sont partis aux États-Unis travailler pour Marvel.
Durant ces mois de recherche, nous avons surtout découvert que la bande dessinée était un phénomène mondial du fait de sa très grande popularité.
Preuve que la bande dessinée ne se résume pas à la BD belge, aux mangas et aux comics ?
M.A. : Certes la bande dessinée est née en Occident grâce à Rodolphe Töpffer, l’auteur en en 1831 de L’Histoire de Monsieur Jabot, l’une des premières BD traduites en américain et qui va se répandre comme une traînée de poudre un peu partout. Mais elle ne s’est pas imposée par qu’elle était d’influence européenne, mais parce qu’elle représentait un langage particulier qui alors manquait.
Comme tout phénomène lié à la culture populaire, il n’est pas étonnant que la BD apparaisse en même temps et dans différentes parties du monde, sans qu’il y n’ait de lien particulier entre les artistes. En janvier 1929 par exemple, on voit l’apparition de trois personnages à trois endroits différents : Tintin en Belgique, Kenkoy aux Philippines et Popeye aux États-Unis. Ces trois personnages, même s’ils sont très différents, vont devenir extrêmement populaires dans leurs pays. Et pourtant, ils n’ont aucun lien entre eux, ne serait-ce qu’historique. Aucun n’a influencé l’un ou l’autre.
Le trait commun à la bande dessinée, c’est que dans l’ensemble des pays où elle est apparue, elle a d’abord été considérée comme un art mineur. L’historien de l’art Philippe Alain Michaud y voit d’ailleurs une sorte de parallèle dans l’histoire de la reconnaissance du 9e art et celle des arts dits « premiers », une reconsidération étroitement liée au regard porté par les artistes contemporains sur ces deux types d’art.