Cinq questions à Philippe Dagen, commissaire de l'exposition Ex Africa

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À l’occasion de l'exposition "Ex Africa, Présences africaines dans l’art d’aujourd’hui " (9 février - 27 juin 2021), le musée du quai Branly – Jacques Chirac propose un dialogue visuel inédit et met en regard plus de 150 œuvres d’artistes contemporains de toutes générations et origines pour décrypter les relations qui unissent la scène actuelle et les arts africains anciens depuis la fin du 20e siècle.

Entretien

Pouvez-vous nous raconter la genèse de cette exposition ?

Elle est née à la convergence de mes deux activités principales. Historien de l’art des 20e et 21e siècles, j’ai travaillé depuis mes premières recherches sur ce qu’on appelle - très mal selon moi- le primitivisme, c’est-à-dire les relations entre les arts des peuples non occidentaux et les avant-gardes artistiques occidentales depuis le dernier tiers du 19e siècle. Ces analyses m’ont conduit à la déconstruction critique de la notion de « primitif », inséparable du contexte colonial d’une part, d’une supposée hiérarchie de ce qu’on appelait des « races » d’autre part ; et à montrer la genèse et les équivoques - pour ne pas dire plus - de ce « primitivisme », de Gauguin à Matisse, de Nolde à Picasso et jusqu’au surréalisme. L’autre activité est celle de critique d’art : j’ai été frappé depuis deux décennies par l’apparition d’œuvres qui, de plus en plus fréquemment, se saisissent des formes des arts africains anciens dans des perspectives contraires à tout « primitivisme ». Il n’y avait plus qu’à faire le lien entre les deux : le passé et le présent.

L’exposition rassemble des artistes contemporains d’horizons multiples. Comment s’est fait le choix de ces artistes et de quelles manières ont-ils été impliqués dans l’exposition ?

Le choix s’est imposé de lui-même : toute œuvre où peut être repérée une relation aux arts d’Afrique m’intéresse, quelle que soit la relation, le type d’œuvre, les supports, les formes, etc. Il était impossible d’espérer être exhaustif, en raison même de l’amplification de ce processus dans l’art aujourd’hui ; mais il semblait possible de mettre en évidence des cohérences, des continuités ou, à l’inverse, de créer des dialogues plus contradictoires. Il n’y a aucun autre critère. Tout artiste, femme ou homme, d’ascendance africaine ou non, jeune ou moins jeune, vidéaste ou sculpteur ou peintre qui s’est arrêté sur ces questions est concerné par le projet. Toutes celles et tous ceux que j’ai sollicités se sont engagés très vite : je n’ai eu à déplorer aucun refus de participer, à partir du moment où le sens du projet était clairement énoncé. Les degrés d’implication ont ensuite varié selon les situations : au degré le plus simple par des prêts d’œuvres et les réponses au questionnaire aux artistes qui est l’une des parties du catalogue ; mais aussi, fréquemment, par des créations nouvelles, que j’ai vues apparaître dans les ateliers. Il y a d’une part dans Ex Africa des créations sollicitées dès le début du projet et d’autres quisont venues à l’initiative des artistes. Ce deuxième cas, c’est celui d’Annette Messager, Gloria Friedmann, Emo de Medeiros ou Théo Mercier.

En quoi le regard porté sur les arts anciens d'Afrique s'est-il transformé et quel est le rôle des musées dans la construction de ce récit ?

Une évolution est en cours, mais elle n’est pas achevée. Le côté « curiosité », « exotisme », « pittoresque » - c’est-à-dire au fonds colonial et condescendant - commence à se dissiper et les objets sont plus fréquemment considérés dans leurs significations religieuses, sociales et politiques propres. Du moins en est-il ainsi chaque fois que la présentation muséographique y invite, mais ce n’est pas le cas dans tous les musées du monde - il s’en faut même de beaucoup. Il suffit de voir combien la question des restitutions suscite de réactions et de controverses pour mesurer le chemin encore à parcourir dans cette direction.

Quelles nouvelles relations aux arts anciens d’Afrique les œuvres contemporaines présentées dans cette exposition révèlent-elles ?

Cela dépend des œuvres, évidemment. En simplifiant, on peut dire que les unes montrent comment les arts africains appartiennent désormais au dictionnaire universel des formes artistiques et font l’objet de récupérations, recyclages et hybridations de toutes sortes, exactement comme tout style appartenant au panthéon planétaire : c’est ce qui est appelé « pop » dans l’exposition. Et que les autres, à l’inverse, réinjectent de la vie, de la pensée, du désir et du mouvement. C’est alors que les masques redeviennent des visages - des portraits, des autoportraits, des caricatures etc.- et que les statues redeviennent des corps féminins et masculins, avec tous leurs attributs et toutes leurs fonctions. Dans ces métamorphoses, des formes et des styles qui étaient enfermés dans le passé d’une histoire achevée - celle des musées et des livres d’histoire - reprennent vie et expriment des pensées et des émotions d’aujourd’hui.

La dernière partie de l’exposition met en lumière ce que vous appelez des « activations ». Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?

Très simplement, dans la suite de ce que je viens de dire : ce sont des créations spécifiques dans lesquelles Myriam Mihindou, Kader Attia, Romuald Hazoumè et Pascale Marthine Tayou traitent, à travers ces formes, de sujets d’aujourd’hui : la mémoire de la traite négrière, l’émigration de la jeunesse africaine vers l’Europe et ses drames, la surexploitation des ressources naturelles, la restitution du patrimoine africain aux pays d’origine des œuvres. Des langages plastiques que l’on a cru morts redeviennent puissamment expressifs, pour s’interroger sur le monde actuel.